Vous n’avez pas pu les manquer, ces produits ont fait le tour des réseaux sociaux. La sneaker autoproclamée la plus longue du monde, d’abord, une adidas Superstar bicolore que les internautes décrivaient comme idéale pour la distanciation sociale du fait de son mètre de longueur. Puis ces pantoufles ‘baguettes’ Maison Margiela, qui ont cette fois fait marrer pour leur désignation de ‘Loafers’ et ce jeu de mot avec le terme ‘Loaf’, le pain. En l’espace de quelques jours, deux griffes du sportswear et du luxe, auxquelles s’ajouteront Rick Owens, se sont fendues d’extravagances peu habituelles. C’est qu’elles avaient en commun d’être co-signées par un habitué des folies, le seul et l’unique Tommy Cash. Tommy who ? Tâchons d’être cash, bien que ça ne soit pas aisé : Tommy boy est un musicien estonien au style singulier, décrit par ses soins comme du rap post-soviétique – comprendre flow en anglais avec un fort accent slave, posé sur des beats lourds infusés d’électro/rave. Il faudrait cependant aller plus loin pour décrire un artiste total, sur la base d’un univers visuel ultra-graphique porté par des clips délirants. Conceptuel et weird, disons. Et ça a du bon.
Barré mais cohérent, du merch à l’image de l’artiste
Tommy Cash, Tomas Tammemets de son vrai nom, a grandi dans un quartier défavorisé de la capitale estonienne Tallinn. Il y trompait l’ennui et rêvait d’évasion en écoutant du Eminem, Kanye West et tout un tas de trucs chelou. Chelou, il l’était avant d’être connu. Dans la grisaille du décor et l’alignement des tracksuits adidas, si populaires dans l’Est, lui porte des kilts et des sweats roses . Tout jeune, il est déjà le weirdo du coin. Alors quand il débarque dans la musique en 2013, évolution logique selon lui à sa pratique de la danse, le personnage suit. Avec ses délires et son ironie. Son patronyme lui vient du fait que le matérialisme du rap le « fait rire » et qu’il voudrait donner « une nouvelle signification au mot ‘Cash’ » . Il joue sur les clichés du bling bling occidental et ceux des contrées de l’ex-URSS, dans son curieux mélange musical aux lyrics loufoques, avec fringues et gueule – nuque longue et fine moustache – assorties, jusqu’à une esthétique visuelle très personnelle qui tient de la performance artistique. Ses clips sont des claques. Celui de ‘Winaloto’, série de contorsions de corps nus où il apparaît jouant du tamtam sur des fessiers – quand il n’a pas la tête coincée entre – est sans aucun doute le plus marquant. Et gênant, selon l’appréciation.
Weird, bizarre, bullshit, trash, WTF, tels sont les termes qui accompagnent chaque production, quelle qu’elle soit, de Tommy Cash. À cette heure, sa carrière musicale se résume à une mixtape (‘Euroz Dollaz Yeniz’ en 2014), un album (‘¥€$’ en 2018) et le petit EP ‘MONEYSUTRA’ tout juste dévoilé. C’est peu en 8 ans, mais c’est que l’intéressé ne veut rien sortir qu’il pourrait regretter. Et qu’au-delà des morceaux et des paysages sonores, il a exploré d’autres horizons. On retrouve sur son C.V. une mini-série humoristique, ainsi qu’une expo et un premier merch en compagnie de Rick Owens, avec qui il a noué une amitié sincère après que le designer l’ait contacté pour utiliser sa musique sur un show. C’est sur le même modèle qu’il rencontrera les équipes de Margiela, posant les bases de sa collaboration de la saison. Venant d’un adepte du bizarre, devait-on s’attendre à autre chose que des produits étranges ? Cash n’en était pas à son coup d’essai d’ailleurs, lui qui avait par le passé commercialisé une capsule sous le pseudo de ‘Kanye East’, où il détournait les codes de son idole Ye avec une gamme ‘The Life of Pavel’ et une casquette MEGA pour ‘Make Europe Great Again’, aux côtés de sacs totalement kitsch ou d’un hoodie pour cheval.
Ainsi a-t-on eu droit à ces chaussons miches de pain avec Margiela, mais aussi une marinière super loose hommage à Kurt Cobain, un tee bootleg ou… des nouilles instantanées, « un pack de ramen de luxe qui apporte la saveur Haute Couture à des repas rapides sans avoir besoin de quitter la maison ». Oui, les descriptions sont tout aussi drôles que les produits. Sans oublier les à-côtés : Cash a célébré la sortie de la capsule Margiela avec un son, ‘Mute’, qui s’avère être un silence de trois minutes ; l’illustration du morceau détourne une mythique photographie d’Herb Ritts, où il apparaît blotti à moitié nu avec des models masculins en lieu et place des Naomi Campbell ou Cindy Crawford. Presque aussi mémorable que la campagne pour sa Superstar, où il prend cette fois la pose en rap squat pour invoquer le cliché du gopnik, l’Eastern racaille, personnage récurrent de son univers. Weird encore et toujours. Et terriblement rafraîchissant.
Des produits inutiles mais salutaires, pour une bouffée de fresh
On ne va pas se mentir, jusqu’ici, on s’emmerde un peu sur cette année 2021. De nouveaux produits droppent chaque jour, mais pas de quoi nous subjuguer en termes de design, pas d’envolée créative notable ou quelque tentative de différenciation dans ce qui s’apparente à un moule bien rodé. On peut y voir une logique au vu de la conjoncture, le fait est que tout reste essentiellement du domaine de l’acquis, du territoire d’ores et déjà conquis. En cela, il faut reconnaître dans les capsules de Tommy Cash une bouffée d’air frais. D’autant plus si on les catégorise comme du merch, qui bien que se prêtant idéalement à l’expérimentation sans prise de tête, verse souvent dans le répétitif apathique.
Il est dans l’absolu jouissif de voir qu’un artiste a pu fédérer des marques de l’univers du luxe sur le terrain du merch et du WTF. Rick Owens et le directeur artistique de Margiela John Galliano sont des adeptes historiques de l’anticonformisme, la personnalité de Cash les a manifestement inspirés. Et poussés vers un inattendu de pièces décalées, totalement inutiles et pourtant désirables, le tout à des prix accessibles loin de leurs standards – 50€ le tee, 70 le hoodie, 100 le pull -, permettant à leur poulain de toucher plus que sa fanbase. « Je souhaitais rapprocher les gens de la high fashion, je voulais leur donner l’opportunité d’acheter une pièce de créateur légendaire à un prix raisonnable », expliquait déjà Tommy au moment de sa première équipée avec Owens. Le crossover artiste musical x luxe n’est pas une première, mais il a avec Cash une saveur d’inédit.
Avec l’accumulation des collaborations dans les industries de la mode, des sneakers et de tout le reste, on s’est tous demandé ce qui faisait une association réussie. Il y a sûrement autant de réponses que de réussites, mais la surprise, d’une rencontre comme de produits, est assurément parmi celles-là. On les moque ou on s’en amuse, on les trouve ridicules ou bien géniales – les réactions sont logiquement contrastées -, force est de constater que les capsules de Tommy Cash ne laissent personne indifférent. Ne serait-ce pas là, aussi, l’une des définitions du cool ?