Les chiffres ne mentent pas, dit l’adage. Sur StockX, voilà ce qu’ils racontent : la collaboration footwear sacai x Nike est un carton. Pas une surprise pour qui suit le marché des sneakers avec attention, et sait bien que l’association entre l’équipementier et la griffe high fashion japonaise en est l’un des phares depuis 2019 et cette salve de modèles singuliers : LDWaffle, Blazer Mid, VaporWaffle et bientôt Blazer Low, toutes ces paires au design atypique, basé sur des éléments doublés, sont encensées. Elles cumulent les likes sur les réseaux sociaux, les superlatifs dans les médias qui y voient « le plus cool du cool », suscitent à chaque fois des sold-out instantanés. Logiquement, le public se dirige vers le resell. Mais tout de même, les volumes sont vertigineux : avec 128 000 ventes cumulées, on parle de la co-signature la plus vendue sur StockX. Certaines itérations parviennent même à se hisser dans les best sellers de Nike, et c’est particulièrement le cas en France, où les LDWaffle Black et White Nylon sont les plus achetées sur la plateforme depuis leur release. Quant à savoir pourquoi un tel engouement, à l’heure où de nouvelles VaporWaffle « Sesame » et « Dark Iris » arrivent en rayon, il y a plusieurs facteurs selon le panel que nous avons pu questionner. Entre design, positionnement de marché, stratégie commerciale, pricing ou encore sentiments sincères pour ce qui est de l’Hexagone, explications du plébiscite.
sacai x Nike, le succès d’un design « unique » portant la patte de Chitose Abe
« Les paires sacai x Nike sont esthétiquement réussies. Au-delà de la hype, si les paires marchent aussi bien c’est avant tout parce qu’elles sont belles ». Pour Tonton Gibs, Youtubeur spécialiste des kicks et auteur du livre ‘Cultissimes Sneakers’ , il est avant tout question de design au moment d’analyser le succès sacai x Nike. S’il a lui aussi un faible pour la LDWaffle, l’intéressé décrit un ensemble « vraiment travaillé » qui se démarque immédiatement du flux tendu de releases. « C’est un mélange de running rétro et moderne, vraiment original avec son design doublé, double swoosh, double semelle, double languette, double lacets », énumère-t-il. Ce design doublé, commun à toutes les paires de la collaboration depuis 2019, vient symboliser l’hybridation de deux modèles Nike – LDV et Waffle, Vaporfly et Pegasus… -, process qui se réfère directement à la démarche créative de sacai et de sa fondatrice Chitose Abe. Formée chez COMME des GARÇONS, la designer crée la marque en 1999 sur la base de ce style qu’elle qualifie de « collage hybride » : jouant sur les basiques du vestiaire, elle y greffe d’autres tissus pour constituer des vêtements uniques en textures, volumes et couleurs. « sacai avait dès le départ une identité à part, des collections très complètes et cohérentes, basées sur le ‘twist’ que je n’avais jamais vu nulle part ailleurs, et une qualité de production exceptionnelle », résume Sarah Andelman, fondatrice de l’agence Just an Idea et co-fondatrice du regretté concept-store parisien colette, l’un des tout premiers points de vente à avoir distribué la griffe en dehors du Japon. Ce « twist sacai », elle dit l’avoir immédiatement retrouvé dans la collaboration avec Nike, et ce dès son début, en 2015.
« Je me souviens de leur première collection où on reconnaissait aussitôt les codes de sacai, avec le plissé, les couleurs », poursuit-elle en faisant référence à la gamme apparel initiale. Si les Air Max 90 et Dunk Lux qui l’accompagnaient étaient déjà singulières, avec leur upper slip-on dépourvu de système de laçage, c’est quatre ans plus tard que les codes de la marque trouveront leur meilleure expression footwear avec la LDWaffle, point de départ de l’afflux de paires hybrides auquel nous continuons d’assister. « Ce sont clairement des modèles à part, innovants, qui dégagent quelque chose de complètement inédit », applaudit encore Sarah Andelman, pour qui la collab incarne finalement ce qu’une collab devrait toujours être : une création unique résultant du mélange de l’ADN des associés. « Ce n’est pas juste un produit Nike auquel on a rajouté un logo, mais une vraie co-création, interpellante et très reconnaissable, un design remarquable », explicite Pascal Monfort, directeur du cabinet de tendances REC , qui ne boude pas son plaisir à voir de telles paires obtenir du succès dans un marché saturé, « parce qu’elles ont un parti pris créatif fort ». Greg Hervieux, co-fondateur de l’agence BlackRainbow, abonde dans le même sens. « Il y a une vraie prise de parole en termes de style, en termes de couleurs, en termes de shape, décrit-il. On sort réellement du standard habituel de la collaboration. Pour moi une collaboration, c’est Travis Scott. Il intervient, il y a une paire qui sort, mais il n’y a pas de construction derrière tout ça, c’est purement marketing et commercial. Sur sacai, c’est différent ». Au point que l’observateur préfère parler de partenariat.
« Plus qu’une collaboration, un partenariat» et un succès parfaitement structuré
sacai est en effet, à l’instar d’Off-White, une signature designer de Nike, de celles qui se distinguent par leur régularité dans le crossover high fashion x sportswear, créneau sur lequel la marque de Beaverton a commencé à se mouvoir voilà déjà plus de deux décennies avec l’avant-garde du design japonais – Junya Watanabe de CdG et Hiroshi Fujiwara de fragment. L’alliance avec l’héritière désignée de cette génération peut être vue comme la suite de l’histoire, et ainsi dégager un sentiment de logique que le public accueille toujours favorablement. « C’est une collaboration organique, authentique », glisse en effet Sarah Andelman, et si Greg Hervieux acquiesce pour parler de « cohérence », lui pense également d’un point de vue marché. « Il y a une légitimité de Nike, mais aussi une légitimité de marché. Il y a beaucoup d’autres marques avec qui Nike s’est associé régulièrement mais qui n’ont jamais été aussi pertinentes, se contentant de custom plutôt que réinventer des paires. Là on est sur un autre schéma, aussi parce que le marché le demande, avance-t-il. Le marché est divisé en de nombreux segments, mais sur la partie des collabs mode sur laquelle s’inscrit sacai, il y a une demande de cohérence. Si tu signes un designer, tu construis un patrimoine historique et culturel dans le design, donc cette niche attend bien plus qu’un mock-up, elle veut une nouvelle silhouette, et avec ça une collection, un storytelling. Dans le cas de sacai, tu as une signature à long terme qui porte également sur des collections apparel, il y a des pré-ventes, une stratégie de commercialisation, c’est plus qu’une collaboration, sinon un vrai partenariat d’image et de pénétration de marché ». Au design et au bon sens s’ajoute en effet une autre composante de la réussite sacai x Nike : la stratégie commerciale. Pour Pascal Monfort, on est même sur « un cas d’école » d’orchestration de lancement.
« On a d’un côté Nike, la marque la plus attractive au monde, et d’un autre une griffe de créateur excitante qui défile à Paris. Les produits sont découverts sur les podiums, donc atout considérable, et de surcroît lors de défilés très attendus parce que très branchés. La sauce a pris très rapidement auprès des leaders d’opinion parce qu’ils suivent sacai – au premier rang des défilés tu as Murakami, Kim Jones… tout le monde y va, c’est un événement à ne pas manquer sur une Fashion Week. De là, on part du haut de la pyramide et l’information cascade par les canaux bien huilés de Nike, pour venir susciter le désir chez un consommateur qui a de l’appétence pour la coolness, qui est branché, mais pas niche – énormément de consommateurs ont d’ailleurs découvert sacai à ce moment-là ». Ce schéma exposé, Pascal Monfort déclare que si « tous les ingrédients étaient là, que toutes les planètes étaient alignées et de manière hyper organique, tout a été bien orchestré, structuré. En fait, tout a été pensé pour que ce soit un succès ». « C’est une des collabs les mieux construites, précise Greg Hervieux. En termes de stratégie tu as plusieurs manières de procéder. Soit tu viens avec un gros buzz marketing, où dans ce cas tu prends les réseaux sociaux, de la pub, une égérie et c’est un tsunami. sacai, c’est un effet ricochet : tu arrives par les podiums, avec une distribution bien précise et un shooting bien précis. Donc tu cibles. Tu racontes une histoire, un univers, tu définis où va se retrouver la chaussure. Il y a une vraie démarche artistique et visuelle de marché. Ce n’est pas un gros tapage, on laisse faire naturellement, mais ce naturel est en fait dirigé. Le storytelling mis en place par Nike avec sacai, c’est un chemin parsemé de petits cailloux, qui les amène là où ils sont aujourd’hui ». Aujourd’hui, deux ans seulement après la première release de la LDWaffle, sacai est donc de ces signatures designers qui trustent le marché, et la collab s’arrache aussi bien à la vente qu’à la revente.
« Le bon compromis entre hype et prix resell raisonnable »
Le succès de sacai x Nike au resell tient cependant davantage du volume – 128 000 ventes au total – que de la cote – 407 dollars en prix d’achat moyen. C’est là une particularité, ses prix à la revente restent globalement raisonnables. « Le contraire dirait qu’il perdrait le contrôle, que le mass market aurait pris le dessus, ce qui n’est pas le cas», pointe Greg Hervieux, quand Tonton Gibs détaille que «la masse populaire des sneakers addicts va plutôt vers les paires que tout le monde veut. Les sacai sont plus pointues, elles s’adressent à des gens plus branchés mode ». Plutôt que verser dans la hype de masse, sacai se cantonnerait donc à celle de son créneau. « C’est le juste prix entre hype et prix de revente correct, j’y vois la raison pour laquelle les acheteurs se dirigent facilement vers ces modèles, en plus de l’esthétique réussie et de leur côté très reconnaissable », poursuit le Youtubeur, qui n’est par ailleurs guère étonné de voir le public français y répondre plus particulièrement du fait de « sa sensibilité mode ». Tandis que Greg Hervieux souligne que « les LDV et Waffle sont des silhouettes qui ont toujours plu à la clientèle française et ce dès les années 80 », Pascal Monfort rappelle pour sa part la place de sacai dans la panorama. « C’est une marque qui défile à la Fashion Week de Paris, je pense qu’il y a un affect assez particulier du public mode avec la marque en France. Il y a ce côté là, puis aussi le fait que le bureau de presse – Lucien Pagès – qui gère son image est très bon, donc le travail a été bien fait de bout en bout », étaye-t-il, sentiment partagé par l’instigatrice de l’implantation française de la marque Sarah Andelman, qui confirme y percevoir « une vraie clientèle très fidèle».
À l’heure de la sortie de deux VaporWaffle, et alors qu’une nouvelle silhouette sera très prochainement introduite avec la Blazer Low, on ne peut qu’anticiper un engouement inchangé. Mais un certain flou s’instaure pour la suite : de nombreuses autres déclinaisons seraient programmées en cette année 2021, notamment sous la forme de trios. KAWS viendra ainsi co-signer les Blazer Low, fragment, CLOT et UNDERCOVER des LDWaffle, Jean Paul Gaultier la VaporWaffle. Une accumulation qui s’accompagne des premières déclarations de lassitude sur les réseaux sociaux. Le trop, ennemi de la justesse dont ont jusque-là brillamment fait preuve Nike et sacai ? « C’est toujours compliqué de porter un jugement, mais en effet et comme toujours, trop de collab tue la collab. Le truc, c’est de ne pas rester dans sa zone de confort et de toujours se réinventer. Si ce qu’ils proposent tire le marché vers le haut, ils sont amenés à poursuivre sur leur lancée. Si c’est juste coller un nom avec Gaultier ou KAWS et que ça n’apporte rien, c’est mort dans l’oeuf. Et ça finira par ne pas se vendre, il n’y aura plus d’intérêt à représenter une communauté, donc les cotes vont baisser et ça sera du resell à petits gains », décrit Greg Hervieux. Qui en attendant de voir ce qu’il en sera réellement, constate « que pour l’instant, sacai s’en sort très bien, parce que les paires sont encore aux pieds des bonnes personnes ». La collab sacai x Nike garde toujours pour elle ce qui a pu disparaître chez d’autres, et qui s’inscrit en filigrane de son parcours. « Le plus cool du cool », c’est finalement un bon résumé.