Editorial - March 22, 2021

La baie des requins: l'épopée française de la Nike Air Max Plus

La France aime les Air Max, mais il y en a une qu’elle a vraiment fait sienne. Au point de la renommer, faisant de la Air Max Plus sa "requin". Itinéraire et sociologie d’une paire devenue un symbole culturel à part entière.

La France aime les Air Max, mais il y en a une qu’elle a vraiment fait sienne. Au point de la renommer, faisant de la Air Max Plus sa "requin". Itinéraire et sociologie d’une paire devenue un symbole culturel à part entière.

1998. Tandis que la France s’apprête à vivre l’un des moments les plus heureux et fédérateurs de son histoire moderne avec une victoire à la Coupe du monde de football, celle qui deviendra le symbole d’une culture alors en pleine efflorescence débarque en rayons. Une sneaker dotée d’une semelle promettant un amorti adapté à toutes les morphologies, à la silhouette longiligne et  au design bien trempé, souligné par des dégradés de couleurs inédits pour l’époque. La Nike Air  Max Plus. Jamais on ne la reconnaîtra sous ce patronyme officiel cependant, sinon par le  raccourci de “TN”, acronyme de la nouvelle technologie Tuned Air qu’elle introduisait et symbolisait par – signe de sa destinée française ? – un petit logo hexagonal sur le talon. Et surtout  par un surnom. “La requin”.

Le parallèle avec le squale, on le dit hérité de ce fameux design, tantôt par le fait d’un exosquelette rappelant une branchie, tantôt par le colorway OG “Hyperblue’”très aquatique, toujours par le qualificatif « agressif ». Quant à savoir qui lui a octroyé ce sobriquet en cette fin de décennie 90 pour écrire une légende fondatrice de la street culture française, mystère. Mais on peut aisément l’imaginer, en jeune lascar respecté dans sa cité, bicraveur le plus efficace du secteur, à qui on ne soutient pas le regard mais sur qui on le pose une fois qu’il a le dos tourné pour lorgner sur les sapes synonymes de sa réussite. Il a une doudoune Double Goose peut-être, un survêt Lacoste plus sûrement, et cette paire toute nouvelle, toute fresh, qu’il aurait ainsi brillamment baptisée. Car c’est de cette façon qu’a commencé, crapuleuse, l’épopée française de la Air Max Plus.

La Air Max Plus, une destinée française écrite dès le départ

La requin… « Requin », 2018. Crédits : Nike

La relation entre la France et sa requin a tendance à être décrite comme un quiproquo. Or, elle ne l’est pas tant que ça nous assure Max Limol.  Spécialiste de la culture sneakers, consultant et auteur du livre “Culture Sneakers, les 100 baskets  mythiques”, Max nous rappelle d’emblée que l’année de sortie de la TN ne coïncide pas seulement avec le Mondial. 1998 en France, c’est aussi la montée du lifestyle et de la street culture. Si les baskets ne sont pas encore appelées sneakers, on commence à les détourner de leur usage sportif sous l’impulsion d’une évolution des moeurs allant dans ce sens, avec notamment l’arrivée  du ‘Friday Wear’. Dans le même temps, un certain groupe s’apprête à délivrer l’opus ‘Suprême  NTM’, dans la droite lignée de ‘L’école du micro d’argent’ d’IAM, pour constituer un autre succès grand public du rap. C’est dans ce contexte que la TN débarque en France, et c’est tout sauf un hasard selon l’expert.

« À partir de 95-96, les marques commencent à produire des paires lifestyle, mais la sneaker n’est pas encore un produit lifestyle. La TN marque un changement, en cela  qu’elle est amenée différemment, du marketing jusqu’à sa présentation en magasin.  Rétrospectivement on la présente comme une running performance, mais elle a été pensée lifestyle – d’ailleurs, est-ce qu’on a déjà vu quelqu’un courir avec une TN ? C’est le tout premier produit conçu pour ce créneau, et s’il a été imaginé à Portland, sa destination était précisément le marché européen, et à l’intérieur de celui-ci le marché français, qui était alors jugé comme mûr,  avec un terreau fertile pour sa bonne réception », explique Max Limol, très au fait de par ses contacts de la stratégie alors déployée autour du modèle. La destinée française de la Air Max Plus était donc écrite, c’est en tant que premier produit streetwear qu’elle y est introduite. Et fait unique à l’époque, exclusivement chez Foot Locker.

Les Tiger et Hyper Blue, colorways OG. Crédits : Nike.

Là est la première particularité de la paire, elle est le fruit d’un partenariat entre ce distributeur et l’équipementier, incluant une exclusivité de commercialisation pour FL, et un partage de brevets sur les composantes de la paire. « Le design du produit c’est Foot Locker, et la technologie Tuned  Air c’est Nike. Le choix de couleurs a été vu conjointement par les équipes », nous éclaire encore Max Limol. Si le design est propriété de Foot Locker, il fut cependant bel et bien drivé par le Swoosh, qui après avoir essuyé une quinzaine de refus de son associé quant à ses propositions, a fait mouche avec la création du jeune designer Sean McDowell. Inspiré par le nom du projet  collaboratif ‘Sky Air’, celui-ci a ressorti des croquis élaborés en amont lors d’un séjour en Floride : ainsi le fameux exosquelette lui a été insufflé par les palmiers ondulant au gré du vent, le motif au centre de la midsole par la queue d’une baleine émergeant de l’eau, tandis que les premiers  colorways ‘Hyperblue’, ‘Black/Silver/Red’ et ‘Orange Tiger’ évoquent respectivement crépuscule, nuit étoilée et lever de soleil dans le paysage floridien. Une vision romanesque, presque romantique, à laquelle son premier public français répondra, depuis un océan de béton bien loin de la carte postale, par le paradoxe d’une interprétation carnassière. 

La requin, adoptée et baptisée par la rue, cataloguée « paire de racaille »

Photographie via @miaousbarskdale sur Instagram

Le premier public de la Air Max Plus en France colle à notre portrait ci-haut. « C’est la street mon pote », rigole le rappeur Mac Tyer citant le titre de l’un de ses opus. Autrement dit les petits lascars des grands ensembles, des cités, ces étendues de barres d’immeubles et de tours en périphéries des grandes villes créées dans les années 60 pour répondre à la crise du logement. Sur le pourquoi la paire les a séduits très précisément, on revient encore à son design, qui loin de la version poétique de McDowell, fut  donc perçu comme agressif, en parfaite symbiose avec l’environnement et un certain état d’esprit. « Preuve en est, ils l’ont baptisée ‘la requin’. Il y a un côté statutaire : la requin arpente le bitume, elle te donne l’allure de ce que tu es, de ce que tu fais, le côté ‘tous les jours je suis sur le ter-ter, je fais ce que j’ai à faire’ », explicite Max Limol, quand Mac Tyer, inconditionnel du modèle  à qui il a dédié le morceau Paire De Requins en 2006, pose une autre composante statutaire :  son prix, le plus élevé du marché à sa sortie. « C’était la sneaker qu’on appelait ‘la paire à 1000  francs’, donc c’était cool de l’avoir, se souvient-il. Elle n’était pas la première paire à bulles d’air,  mais c’était la pompe à 1000 francs. Elle était valorisante, quand tu étais dans les quartiers. T’étais jeune, t’avais la paire à 1000 francs, c’était waow, tu te sentais au top ». Signe extérieur de tempérament autant que de réussite pécuniaire, la requin écrit les premières lignes de son histoire  française en statement à l’ombre des tours. 

Si Nike et Foot Locker entendaient créer le segment streetwear avec la TN, ils ne s’attendaient aucunement à cette première phase d’appropriation par la rue, la vraie. « La requin n’est pas arrivée par une quelconque campagne de com’, elle est vraiment arrivée par la rue, confirme Mac Tyer. Aujourd’hui tu as des sites, des applis, Instagram, mais ce n’était pas ça à l’époque, ce  n’était pas ce monde là, il n’y avait même pas Internet. On va dire que c’était un gros bandit du secteur qui faisait la promo de la paire, et toi tu te disais ‘regarde lui il a pris des sous, moi aussi je  vais prendre la paire quand j’en aurai’, c’est vraiment un truc de la street. On voyait les plus grands l’avoir aux pieds, et on se disait qu’il nous la fallait ». Sur ce schéma d’influence, partant du bicraveur jusqu’aux plus jeunes, Max Limol décrit « un effet d’entraînement, qui fait que la Air Max Plus est l’une des premières paires que tous les gens des cités se sont mis à promouvoir sans même le savoir ». Il y aurait beaucoup à étayer sur cette appropriation, le symbolisme du port de la requin en banlieue sous ces primes de design et de prix. Dans les faits, l’analyse tombera sous forme de sentence : la cité étant alors – et toujours – vue par le plus grand nombre comme un coin interlope où règne la petite délinquance aux mains d’une jeunesse issue de l’immigration, la requin se voit affublée du qualificatif de ‘paire de racaille’. Et vient former, en compagnie de  l’ensemble de survêtement Lacoste, casquette et sacoche assorties, la quintessence du look de mauvais garçon de l’époque. Pas le must pour Nike et Foot Locker en termes d’image. Mais c’est aussi par là que viendra le succès. « Les gens ne se sont pas jetés sur la paire à son lancement, il a fallu cette récupération ‘négative’ du produit par la rue pour qu’elle trouve une notoriété imprévue, et devienne un phénomène de société », poursuit Max Limol. Car avec la mention de  ‘paire de racaille’, le message s’est dédoublé pour venir signifier un rattachement au quartier et à la street culture. Il a aussi résonné aussi plus fort. Et pour cause, il sera entonné avec le mic.

Le rap comme tremplin d’une première tendance

Photo du clip vidéo Air Max de Rim’K ft Ninho

Dans un premier temps, la requin reste essentiellement l’apanage de cette jeunesse des cités, et essentiellement celle des grands ensembles les plus peuplés, dans les régions de Paris et Marseille. Mais l’effet d’entraînement décrit par Max Limol se transforme bientôt en effet de mode. Fin 99, début 2000, la paire entre dans un processus de démocratisation. Il y a d’abord un parasitage de la distribution de Foot Locker par d’autres retailers, qui flairant le potentiel de la paire, se sont mis à l’importer pour la vendre à un prix supérieur, lui permettant de se propager dans tout l’Hexagone. Et puis surtout, il y a le rap. La TN va s’afficher aux pieds des nouvelles stars à la suite des deux groupes IAM et NTM, qui se feront les porte-parole de ces mêmes cités où la paire acquit sa première notoriété. « Le 113, la Fonky Family, ils étaient tous en TN !, se remémore Driss Dendoune, fondateur de la marque et boutique Maison Mère à Marseille. Certains portaient la paire sur leurs pochettes, dans leurs clips comme 113 sur ‘Les Princes de la ville’, sur les couvertures de magazines, ou y faisaient référence dans leurs sons. Le rap a énormément participé à propulser la TN, on était dans les années lumières, la contagion est partie de là ».

C’est ainsi que la requin atterrit finalement dans les cours de récré. Julien Boudet, aka Bleu Mode, photographe et artiste fan du modèle qu’il place régulièrement au centre de ses travaux, se rappelle très bien de l’arrivée de la TN chez lui, à Sète. « J’avais 14  ans. C’était un choc. Jusqu’alors on aimait tous les Air Max, mais celle-ci, c’était un design complètement unique, le système Tuned Air, des coloris en dégradés inédits », nous raconte-t-il.  Débutent alors, pour lui comme pour Driss, les premiers allers retours vers le Foot Locker le plus proche pour cop des paires. « Le fait que c’était une exclu Foot Locker, ça rajoutait du piment. Il n’y avait pas Internet, on ne savait pas vraiment quand les lancements avaient lieu sinon par du bouche à oreille, et puis il fallait aller faire deux heures de train pour aller la chercher à Marseille »,  rembobine le premier, le second racontant très précisément un trip en 2003 pour aller shopper, avec l’unique pote détenteur du permis de conduire, la version slip-on. Des souvenirs vivaces qui sont autant de signes que la requin a marqué toute une génération. « Il y avait vraiment un  engouement de ouf, enchaîne Driss. J’ai beaucoup parlé avec des vendeurs du Foot Locker de  Marseille de l’époque, et ce qu’on me disait, c’est que dès qu’ils recevaient les paires en magasin,  ils n’avaient pas le temps de les mettre en réserve. Ils posaient ça dans les escaliers, et ça partait  dans la journée»

Début 2000, la requin devient tendance, ce que tendraient à prouver ces témoignages depuis les boutiques Foot Locker, ou une propagation de fakes largement documentée. Mais cette tendance est relative, dans la mesure où la paire conserve son étiquette sulfureuse. « La paire se démocratise, mais n’entre pas dans les moeurs pour autant, tempère l’expert Max Limol. C’était encore compliqué de l’avoir aux pieds, à cause de l’image négative qu’elle véhiculait. Elle était le complément du survêt Lacoste, étiquetée basket de racaille, alors d’une part beaucoup de consommateurs ont préféré se détourner du modèle, et d’une autre beaucoup voulaient le porter mais ne pouvaient l’assumer ! ». Même son de cloche chez Mac Tyer, pour qui l’image renvoyée par la TN devait même s’assumer au point de devoir la défendre au besoin, de courir pour éviter le racket à défaut, ainsi qu’il le raconte dans son morceau. « Et puis en effet, elle restait quand même mal vue, ajoute-t-il. Ça te mettait dans une catégorie de personnes ‘pas fréquentables’. Les  gens discriminaient la paire parce qu’elle était portée par des délinquants. C’était que le ghetto qui  portait ça, il y avait toute une condition sociale liée aux années 2000 qui accompagnait le port de  la TN aux pieds. Ça n’a plus rien à voir aujourd’hui ». 20 ans plus tard en effet, force est de constater que la requin a fait du chemin. 

Une renaissance sous le joug du mainstream

Dj Snake via Instagram

La frénésie TN du début des années 2000 s’estompe à mesure que s’approche la décennie suivante. Parce que les tendances passent, la requin retourne dans ses eaux troubles sans faire de vagues. Mac Tyer se rappelle même d’une période où on la juge carrément ringarde. « Dans les années 2000, elle s’est retrouvée en Province et à Paris en même temps. Puis Paris s’est fashionisé dans les années 2010, et le reste de la France a gardé la TN. Donc quand tu parlais à un Parisien de la TN à l’époque, il te disait que t’étais fou, que c’était une paire de Provincial en Lacoste… En 2012 j’ai même rencontré un mec qui avait un gros poste chez Foot Locker, je lui dis que la requin va revenir, et il me sort ‘mais la requin c’est pour les ploucs’, comme ça (rires). Il sentait pas venir la hype », rigole-t-il. Le Général avait, il faut le concéder, un peu d’avance. De même que le magazine Les Inrocks , qui se fait le relais des prémisses d’une résurgence au moment des 15 ans du modèle en 2013, notant qu’on « s’approche doucement du moment où les ultra-branchés et les cailleras s’apprêtent à enfiler les mêmes pompes, les premiers, poussant toujours plus loin la logique d’exfiltration de sous-cultures inattendues, empruntant aux seconds l’un de leurs symboles ».

Le pack ‘Satin’ de 2016, qui a ouvert la requin à la gent féminine. Crédits : Nike

Au vrai, plus qu’une quelconque hype, c’est une autre démocratisation qu’entame la requin, cette fois bien plus large. Elle est à mettre au crédit de Nike, qui reprend la destinée de la TN en main à compter de 2016, en même temps que s’achève l’exclusivité de Foot Locker. Plusieurs packs se succèdent coup sur coup, un ‘Swimming Pool’ référence à la France avec ses motifs inspirés du squale, et un ‘Satin’ destiné à la gent féminine, qui ouvre véritablement de nouveaux horizons. Les femmes entrent dès lors pleinement dans la partie. Hanadi Mostefa,  fondatrice et rédactrice en chef du média mode féminin ANCRÉ,  s’offre ses premières requins à ce moment précis. Elle qui dit avoir longtemps « labellisé la paire comme un truc de mecs » saute le pas, et ne boude pas son plaisir. « Je la trouve super féminine cette basket. Elle est hyper fuselée, donc elle fait un très joli pied. Et la semelle est assez haute, assez bombée, du coup quand je la mets, j’ai vraiment cette impression de féminité. Et de super pouvoir en même temps, ce truc de ‘on ne va pas m’arrêter aujourd’hui parce que j’ai des requins’ », témoigne-t-elle.

Symbole de puissance pour les un(e)s, la TN voit également sa connotation “caillera” se muer en fantasme ou pied de nez auprès de nouveaux aficionados, la presse évoquant son plébiscite auprès de groupes inattendus tels des fétichistes gays, de même que son arrivée aux pieds des fashionistas.  Julien Boudet, qui a documenté cette accession de la TN dans les cercles mode à travers ses travaux photographiques dans la high fashion, établit directement un parallèle avec la grande tendance streetwear qui a déferlé sur les podiums à ce moment précis. « La collaboration Louis Vuitton x Supreme en 2017, les Off-White x Nike, la nomination de Virgil Abloh chez Vuitton… Ce  mix streetwear/luxe, c’est une réminiscence de la période phare de la requin. Cette époque où on a commencé à mettre des sneakers avec des accessoires de luxe », explique-t-il. Voilà qui tombe à pic, le modèle fête ses 20 ans en 2018, et Nike finit d’acter son come-back. L’équipementier réédite les deux plus emblématiques colorways OG, propose une “Greedymixant les deux dégradés orange et bleu, une “Purple… et une édition spéciale qui, dans ce nouveau contexte où  les marques revendiquent désormais leur lien avec la street culture, répond pour la première fois au nom de ‘Requin’.

Exposition “Tout est Bleu” / Photographie @Bleumode via Instagram

« Nike a même organisé une soirée TN pour les 20 ans en 2018, pointe Mac Tyer. Ils avaient fait tout un décor, ça m’a fait penser à mes raps au début des années 2000,  épicerie, kebab, scooter, Air Max, tout. Mon profil quoi (rires). Et tu voyais tous les bobos sur les scoots en train de faire des photos ».

Gênant cette image, qu’il pourrait voir comme une atteinte à la portée symbolique de la paire ? « Non, parce que c’est justement le genre de chose qui te fait te rendre compte que la street est une culture», rétorque le Général. «Aujourd’hui avec le temps qui est passé, la street culture s’est installée, et elle a permis à la paire de devenir un symbole de son histoire. Maintenant, elle appartient à la culture ». Très juste. Au point qu’à travers ce terme de culture, il conviendrait d’analyser cette “récupération” de la mode autrement que par le processus  qui voudrait qu’elle puise dans l’underground pour se réinventer. En 2018 le rap est déjà la nouvelle pop, les baskets se nomment sneakers et s’affichent aux pieds de tous, et les préceptes du streetwear sont largement répandus. La mode n’a pas couronné la street culture, c’est un couronnement populaire qui l’a penchée sur le phénomène, et l’a encouragée à exhumer la  glorieuse relique qu’est la requin. « Une niche est devenue marché, le marché est devenu mainstream », résume Max Limol. Et la boucle est bouclée ? 

« C’est une histoire française, c’est notre paire à nous »

Une autre Air Max Plus “Requin” inspirée de la France, sortie en 2019. Crédits : Nike

Ainsi qu’elle a traversé deux décennies avec des hauts, des bas et de multiples réinterprétations, la requin est toujours là. En accessoire fashion pour branchés, en talisman pour nostalgiques, en silhouette féminine… et en paire caillera toujours, dans les quartiers qui l’ont jadis érigée en  symbole et y trouvent toujours leur compte. « À Marseille, elle ne bouge pas du bitume, c’est impressionnant », s’exclame Driss Dendoune de Maison Mère, qui confirme son large spectre de porteurs. Difficile pour lui, comme pour l’ensemble de nos intervenants, de l’imaginer disparaître au bout de ce riche historique, qui leur font dire qu’aucune autre sneaker en France n’a finalement dégagé un imaginaire aussi fort. « Je ne vois pas de paire avec une telle  connotation en France. C’est vraiment celle-là qui a été disruptive et qui est venue mettre un statement dans la rue », synthétise Max Limol.

Quant à savoir si ce message empreint de symbolisme street s’est atténué avec la démocratisation désormais effective de la paire, les avis sont plus partagés. Certains le voient estompé, d’autres, comme Mac Tyer, plus puissant que jamais, « parce qu’aujourd’hui la requin fédère. Avant elle était discriminatoire, aujourd’hui elle est passerelle, tu peux la voir dans le pire des ghettos comme dans les coins les plus bourgeois de Paris ». Hanadi Mostefa pose un entre-deux, qui vient nous dire que quel que soit son propriétaire, la silhouette conserve toujours de son esprit d’antan. « Pour moi, la requin est une chaussure de gens qui en veulent. Elle était considérée comme une paire de mauvais garçons,  mais dans le côté mauvais garçon il y a aussi le fait d’aller au-delà des interdits, ce qui n’est pas toujours mal. Aujourd’hui je la vois plutôt comme une chaussure de fonceur. Quand je rencontre quelqu’un et que je regarde ses chaussures, si je vois des requins je pense état d’esprit. C’est comme si ça me donnait un trait de sa personnalité, de son caractère. Je me dirai alors qu’il est bien dans ses baskets, à l’aise avec la prise de risque, qu’il a confiance en lui et se fout des  préjugés. La requin, je la vois vraiment comme positive. Ce qui dit à quel point l’état d’esprit qui s’est forgé dans les années 2000 est toujours présent ».

Photographie via @bleumode sur Instagram

Avec le recul en effet, notre panel assure que la requin marque l’avènement de la street culture en France, apparaissant comme l’un de ses grands symboles historiques. « Elle est venue en même temps que la popularisation du rap, la mode Lacoste… Pour moi elle est le début de beaucoup de choses, et contribue culturellement à une histoire super forte », lance Bleu Mode. « Quand tu  penses street culture française, directement tu penses NTM, IAM, Lacoste, requin. C’est le starter pack », abonde Hanadi Mostefa, qui parle de la TN comme d’une belle histoire, « parce que les gens de cité ont participé à construire un gros socle de la mode », et d’une histoire française  avant toute chose. « C’est un peu notre paire à nous, poursuit-elle. Ça me fait toujours bizarre de la voir exclusive ou inspirée d’une autre région, parce que pour moi c’est une chaussure française ».

@drc_djowaza78/ Photographie via @miaousbarskdale sur Instagram

Il convient de préciser que l’Australie possède une histoire forte avec la Air Max Plus,  où elle fut également assimilée aux bad boys, mais la portée culturelle et économique n’est pas comparable. « Le marché français est le deuxième mondial et pèse 7 milliards sur les 80-90 annuels », pointe Max Limol, qui rappelle encore une fois que la TN était destinée à l’Europe et précisément à la France, où Nike et Foot Locker avaient anticipé la percée d’un nouveau marché,  celui du streetwear. C’est aussi à ça que la TN a donné naissance. Et aussi en ça qu’elle reste une histoire nationale. « Ailleurs, on ne comprend pas vraiment pourquoi la Air Max Plus marche aussi bien ici. C’est vraiment une exception française », conclut l’expert. Voilà qui expliquera peut-être sa cote des plus raisonnables à la revente, mais pas tout à fait son absence du cycle des collaborations, pourtant le nerf de la guerre actuelle sur le sneakers game : hormis Supreme tout récemment, personne n’est venu revisiter la TN. Signe que la hype ne l’a jamais vraiment atteinte. « Et c’est tant mieux », soufflent en choeur ses fans, Bleu Mode en tête : « Elle est authentique, et il faut qu’elle le reste ». La France aime revendiquer son riche patrimoine, la requin en fait partie, alors on tient à ce qu’elle conserve tout son mordant. Gageons cependant qu’elle  saura se défendre des aléas. Après tout…  

C’est la street, mon pote.